mardi 10 juin 2014

Un troisième genre est né en Inde

Ce fut l'un des pays les plus tolérants dans le domaine, une terre sur laquelle les transgenres avaient droit de cité, voire même de rentrer dans l'intimité des harems. Ni hommes ni femmes, leur différence n'était pas une tare dans un passé proche, mais un atout. Le texte religieux du Mahabaratha relate que Krishna lui-même se changea en femme le temps d'une nuit, afin d'offrir à un condamné une dernière plaisir, offrant ainsi une légitimité sacrée au transsexualisme. 

© oatsandsugar

Sous les Moghols, les eunuques furent précieux pour garder les harems et protéger les concubines des princes et rois. Des têtes couronnées qui n'hésitaient pas non plus, parfois, à s'offrir quelques plaisirs avec ces individus d'un "autre genre", évitant ainsi toute accusation d'homosexualité. 

Puis vint la colonisation britannique et son puritanisme. Les Anglais ont laissé des marques importantes et positives en Inde, depuis les infrastructures jusqu'au code administratif, mais leur conservatisme demeure l'un de leurs héritages les plus nauséabonds. En 1871, ces serviteurs bien-pensants de Sa Majesté ont ainsi adopté le "Criminal Tribes Act", par lequel de nombreuses tribus et communautés suspectes, dont les hijras, furent déclarées "criminelles" par défaut. Tout homme qui apparaissait habillé en femme dans les rues pouvait ainsi être arrêté sans mandat et condamné à deux ans de prison. Cette loi interdisait également à quiconque de confier un enfant de moins de 16 ans à un transgenre, sous peine de prison, et elle leur retirait tous leurs droits administratifs : ces indésirables n'avaient pas le droit d'adopter, de se porter garant ou d'enregistrer un testament. 

Cette loi scélérate fut abolie en 1949, après l'indépendance de l'Inde, mais ses traces culturelles restent profondément ancrées dans les esprits. Et dans les textes également, car sa cousine, l'article 377 du code pénal, rédigé au même moment et avec le même esprit rétrograde, demeure toujours en vigueur. Cette section criminalise purement et simplement l'homosexualité, en punissant d'une peine de prison "tout acte sexuel contre nature".  La Haute cour de Delhi avait déclaré cette disposition obsolète en 2009, mais en décembre dernier, un juge rétrograde de la Cour Suprême l'a réintégré dans le droit indien. 

La plus haute cour du pays a cependant agréablement surpris la frange libérale de la société, quand un autre juge a rendu une décision historique le 15 avril dernier. Celui-ci reconnaît non seulement l'existence et le besoin de défendre l'émancipation d'un "troisième genre" pour toute personne s'identifiant comme tel. Mais le juge Radhakrishnan a également exigé que ces citoyens soient inclus dans la catégorie des classes défavorisées afin qu'ils puissent recevoir des aides sociales, bénéficier de programmes de discrimination positive pour rentrer plus facilement à l'université ou dans l'administration. 

Ce soutien est largement bienvenu, car à ce jour, on estime qu'il existe entre 3 et 5 millions de transgenres en Inde (le dernier recensement n'en comptabilise qu'un peu moins de 500 000). Mais seulement 46% d'entre eux sont lettrés, contre 77% pour l'ensemble de la population indienne. Les hijras continuent à faire face à une profonde discrimination, au moment de louer un appartement ou de recevoir des services publics, et sont forcés de mendier ou de se prostituer pour survivre - et beaucoup contractent alors le Sida. 

Je suis allé chercher la réaction de ces hijras, au fin fond de la banlieue de New Delhi, dans un bidonville délabré où vivent une quarantaine d'entre eux. Là, dans la lumière fébrile de la fin de journée, leur chanson joyeuse célèbre cette reconnaissance et leur a fait oublier, pour un instant, leur condition misérable. 


Pour aller plus loin, je vous recommande vivement de lire ce magnifique reportage de Vanessa Dougnac, qui s'est rendue dans le sud du pays se perdre avec ces hijras parties célébrer leurs noces éphémères avec leur époux Aravan, incarnation de Krishna. Et s'unir avec leur Dieu le temps d'une nuit.