samedi 1 novembre 2014

Entre sécurité et liberté d'expression : la censure dans la démocratie indienne



Doit-on empêcher la diffusion d'un film, la publication d'un livre, l'expression d'une opinion, si l'on juge que ces messages pourraient enflammer les humeurs, devenir combustibles dès leur entrée dans l'atmosphère de la place publique ? Ou doit-on, peut-on faire confiance à la force d'apaisement du débat démocratique, à la raison de chacun d'accepter d'entendre ce qu'on méprise, voire de le porter devant des tribunaux si l'on juge que ces propos dépassent les bornes morales ?

Cette question existentielle pour une démocratie est posée au quotidien au sein de la plus peuplée d'entre elles, l'Inde. Avec une intensité incomparable, tant les diversités religieuses, culturelles, politiques et les profondes inégalités sociales exacerbent ce débat et transforment, bien trop souvent, les mots en bombes. 

Les Français ont fleurté avec ce problème au moment de la polémique autour des spectacles de Dieudonné, jugés antisémites et donc condamnables au sein de cette société. Si les premiers ont été autorisés, le représentant de l'Etat central, le préfet, a finalement interdit la tenue des suivants. La censure a priori a donc refait surface dans un pays qui pratique quasiment toujours la condamnation a posteriori, au nom du respect de la liberté d'expression. La relative homogénéité de la société française, le haut niveau d'éducation de sa population et la maturité de sa démocratie permettent certainement de procéder ainsi.

Mais en Inde, la menace des débordements n'est pas philosophique. Elle est physique. Selon le think tank Center for Policy Research, 130 Indiens sont morts chaque année entre 2005 et 2009 dans des affrontements communautaires. Cela montre l'incapacité - et parfois le manque de volonté - des forces de police et de gouvernement à maintenir l'ordre public le plus élémentaire. Et explique le désir de ces différentes autorités d'éviter à tout prix de créer de nouveaux incendies. 

Cette précaution extrême a encore choqué les défenseurs de la liberté d'expression quand, fin août dernier, le gouvernement central a fait pression sur l'autorité de certification des films pour interdire un long-métrage à la veille de sa sortie. Il s'agissait de Kaum De Heere, qui retrace la vie des deux assassins de l'ancienne Premier ministre Indira Gandhi, survenu en 1984. Un sujet extrêmement sensible, car le crime de ces deux sikhs a été à l'origine d'émeutes sanglantes contre tous les sikhs, dans New Delhi et d'autres régions, qui ont coûté la vie à plus de 8000 personnes de cette communauté religieuse. Le traumatisme est encore palpable, 30 ans après, et les différents partis voulaient éviter de rappeler cet épisode douloureux aux Indiens. 

Le cas de film le montre bien: ce sont les dirigeants politiques qui sont à l'origine autant qu'à l'aboutissement de cette polémique. Ce sont eux qui enflamment les foules, les rassemblent pour saccager des cinémas "au nom de la défense de leur communauté" avant même qu'un film ne soit diffusé. Dans le cas de Kaum De Heere, aucun des politiciens révoltés contre ce dernier long-métrage ne l'avait visionné - et les manifestants encore moins. Il est donc difficile de savoir sur quelle base, en dehors des messages de leurs leaders, ils se soulèvent. Et le même scénario se reproduit à chaque fois. (Voir par exemple le cas du film Aarakshan, qui parle du sujet des quotas dans les universités et a été interdit dans une grande partie du pays en 2011. Il faut également rappeler que la vente des versets sataniques de Salman Rushdie est toujours interdite en Inde, pays laïc qui ne compte que 13% de musulmans. Cet auteur n'a pu se rendre au grand Salon de littérature de Jaipur en 2013 par peur d'attaques de groupes extrémistes ).

Le rôle de ces élus est d'assurer la protection des droits fondamentaux de leur population, dont fait partie la liberté d'expression. La police se doit donc d'éviter tout débordement violent, et de les anticiper. Or ces dirigeants préfèrent souvent empêcher cette expression légitime plutôt que de contrôler ces attaques illégales. 

En examinant ce contrat faussé entre leurs élus et eux, les Indiens sentiront certainement un goût amer passer dans leur gorge : celui d'une manipulation déguisée, qui tend à faire croire qu'un film serait capable de mettre à bas la démocratie indienne et que la censure de quelques images est préférable à l'incendie de leur maison, ou
à la mort. En attendant, leurs dirigeants continuent, sous ces prétextes exagérés dignes d'une période de guerre, à donner à voir à leur population ce qu'ils jugent à même de les contrôler plus facilement.

Pour entendre mon reportage sur le débat qui est né au moment de l'interdiction de ce film, voici mon reportage.