mercredi 25 novembre 2015

Népal : la reconstruction par les méthodes traditionnelles

Le 25 avril dernier, le Népal était ravagé par un tremblement de terre d’une magnitude de 7,8 sur l’échelle de Richter, le pire qu’ait connu le pays depuis 80 ans. Il a été suivi par une autre secousse d’une intensité similaire, le 12 mai. Selon l’ONU, 8 891 personnes sont décédées et 605 000 maisons sont détruites. Six mois après, la reconstruction s’avère difficile pour ce pays pauvre, au relief escarpé. Ceux qui ont en les moyens ne savent pas comment rebâtir leurs maisons pour qu’elles soient plus résistantes. Une équipe d’ingénieurs spécialisés a donc commencé à les former. Elle leur enseigne des techniques efficaces et utilisées par leurs ancêtres pour résister aux humeurs de la Terre. Reportage.




La vieille ville de Charikot, encastrée dans la vallée de Dolakha, semble avoir été frappée par une pluie de météorites. Les maisons traditionnelles en pierre, de deux ou trois étages, sont éventrées sur leurs flancs. Leur toit est ouvert aux vents himalayens. Les habitants errent dans ses rues aux lignes imprécises, comme des rescapés d’une attaque furtive. C’est à quelques kilomètres d’ici que se trouve l’épicentre du deuxième séisme, qui a secoué la région le 12 mai avec une magnitude de 7,3, et a abattu les bâtiments déjà fragilisés lors du premier tremblement du 25 avril.
La belle bâtisse de deux étages de Ramchandra Srestha avait bien tenu le premier choc. Ingénieur à la retraite, celui-ci avait pris son temps pour revenir de Katmandou, la capitale, située à 130 kilomètres vers l’ouest et à cinq heures de route. Mais ses espoirs d’y revivre se sont brisés devant ses yeux, ce 12 mai, vers 13 heures.
« Nous étions en train de préparer le thé chez nos voisins quand le sol a tremblé, se souvient-il, le visage crispé. La petite maison d’â côté, où une dame vendait des boissons, s’est écroulée. Et nous avons vu de la fumée s’élever dans toute la vallée. C’était les maisons en pierre et boue qui tombaient ». La sienne est aujourd’hui lézardée de fissures et un énorme trou est apparu sous la toiture. Dans ce seul district, 50 000 maisons se sont effondrées, dont quasiment toutes celles des campagnes.
Trop cher et difficile d’utiliser du béton
Aujourd’hui, Ramchandra Shrestha habite avec sa femme dans une sorte de cabane de 9 m2, construite avec des planches de bois légères et couvertes de plaques en tôle ondulées. Ces abris de fortune, mal isolés pour l’hiver qui approche, ont poussé dans toutes les provinces sinistrées du nord de Katmandou. Ramchandra Shrestha aimerait pouvoir rebâtir rapidement sa maison. Mais il attend que la mairie édicte des règles précises de reconstruction. Dans cette vallée ravagée, tous se demandent comment reconstruire de manière plus solide. Pour la majorité, il est trop cher et difficile d’utiliser du béton. Il y a peu de routes praticables vers ces villages et il faut donc monter les sacs de ciment, de sable et gravats à dos d’homme.
Pour l’ingénieur Bijay Upadhyay, de la Société nationale pour les techniques sismiques(NSET), cette énigme a une réponse simple : il faut revenir aux techniques traditionnelles. «Le béton n’assurera pas la fiabilité des constructions, car beaucoup de bâtiments en béton se sont également effondrés, explique calmement ce professionnel d’une cinquantaine d’années. Ce qui compte n’est donc pas le matériau, mais la méthode ». Il a initié, dans ce district de Dolakha, des formations de maçons pour leur apprendre comment leurs ancêtres se protégeaient des secousses. Des techniques abandonnées par des générations qui avaient oublié ce danger : le précédent important séisme remontait à 1934.
Quelque 350 maçons formés et sensibilisés à des techniques traditionnelles
« Il faut d’abord tester le sol pour s'assurer qu’il est assez compact, explique Bijay Upadhyay. Le bâtiment doit ensuite avoir des petites fenêtres. Les portes et les fenêtres doivent être éloignées des angles et compter une double armature, l’une sur le mur extérieur et l’autre sur l’intérieur. Enfin, tout le bâtiment doit être resserré par des troncs de bois attachés les uns aux autres pour renfermer la structure. Ces différents éléments créent un effet de boite. Ainsi, si vous le faites trembler, il va onduler comme un arbre, mais ne pas s’effondrer ».


Le NSET a formé 350 maçons dans le pays, à raison de cours d’une semaine, depuis les séismes et le lancement de ce programme, soutenu par l’agence des États-Unis pour le développement international (USAID). La mairie, qui travaille en partenariat avec eux, assure qu’elle suivra la reconstruction en inspectant surtout les premières étapes : la pose des fondations et des ouvertures. Après quoi, elle s’en remettra aux propriétaires, qu’elle sensibilisera à ces techniques.
D’autres organisations ont initié des apprentissages express dans le pays, mais il n’est pas sûr que cela suffise face à un manque général d’expertise : « Notre code national de construction est calqué sur l’anglais et il compte très peu d’éléments sur les risques sismiques », déplore Bijay Upadhyay. De plus, le pays manque cruellement de maçons disposant d’une formation initiale. Le gouvernement a annoncé vouloir en entraîner 50 000, mais le lancement tarde par manque d’impulsion.
« Si un prochain séisme survient, tout retombera »
L’autorité de reconstruction, créée fin juin pour gérer les 4,1 milliards d’euros promis par les donateurs internationaux, compte un directeur, mais pas de structure opérationnelle. Les priorités politiques ont changé : le 20 septembre dernier, les parlementaires ont en effet promulgué une nouvelle constitution, après sept ans de discussions, donnant naissance à une autre crise. Les populations des plaines, longtemps marginalisées, ont contesté la division des nouveaux Etats fédérés. Depuis plus de deux mois, elles mènent une grève qui bloque une partie de l’approvisionnement national en essence.
Le gouvernement tarde à négocier avec ces populations et cette impasse se transforme en une dangereuse paralysie dans le chantier de reconstruction. « Les donateurs commencent à faire du bruit, alerte Renaud Meyer, directeur de l’agence des Nations unies pour le développement au Népal, car l’argent qu’ils ont promis n’est pas dépensé. Ils se demandent donc s’ils ont bien fait de donner tout cet argent au gouvernement au lieu de le répartir. »
Cet immobilisme pourrait avoir des conséquences sérieuses, prévient-il : « La mobilisation de ces bailleurs de fonds risque de s’affaiblir et d’autres crises internationales vont nécessiter ces fonds. Les promesses qu’ils ont faites ne vont donc pas forcément se matérialiser par des financements concrets et nous n’aurons alors plus les moyens de donner accès aux populations aux technologies fiables de reconstruction. Beaucoup de ces sinistrés vont donc reconstruire comme ils l’ont fait auparavant et si un prochain séisme survient, tout retombera. Et on refera un bond en arrière comme on a fait en avril et en mai. »
Un article publié le 19 octobre sur le site de RFI 

jeudi 19 novembre 2015

Au Népal, la lutte ignorée des Madhesis


Cet article, publié dans Libération, date de début octobre. Mais la situation n'a malheureusement pas beaucoup changé. Ce qui veut dire qu'elle a empiré. 
A la frontière entre l’Inde et le Népal, dans un no man’s land de 300 mètres de long au niveau de la ville de Birganj, se joue un bras de fer dont les conséquences économiques sont déjà pires que celles des séismes d’avril et mai. Là, une tente multicolore trône en plein milieu du pont qui surplombe la plaine asséchée du Teraï. Une centaine de personnes sont amassées sous son ombre, certaines assises, la plupart debout, appelant au rassemblement : «Vive le Madhesh !» scandent-elles. Depuis le 25 septembre, ils empêchent le passage des camions à la frontière.
En coupant cette ligne de vie de l’économie nationale, les Madhesis ont trouvé un moyen efficace de se faire entendre de Katmandou, à 170 kilomètres de là : 60 % des importations du pays passent par cette route, dont l’essentiel de l’essence utilisée dans le pays. «L’Etat est sourd à nos demandes. C’était le seul moyen pour qu’il nous écoute», affirme Ram Kisore Yadav, du bureau national du Forum socialiste fédéral, assis au milieu de la foule. Et le message est clairement passé : à Katmandou, il faut à présent faire deux jours de queue pour obtenir 10 litres d’essence.
Le terme «madhesi» englobe une multitude de groupes ethniques rassemblés dans la plaine du Teraï, située à la frontière avec l’Inde. Ils représentent environ 27 % de la population mais ont longtemps été exclus des responsabilités administratives par l’élite des montagnes de Katmandou. «Nous sommes traités comme des citoyens de troisième zone», lance un paysan de 54 ans venu protester à Birganj. «Quand je postule pour un emploi dans la fonction publique, le fonctionnaire est un brahmane des montagnes, et il me demande des papiers supplémentaires pour confirmer que je suis bien népalais, explique un étudiant en sciences politiques excédé. Nous sommes encore dans un système brahmanique où une petite minorité impose sa loi à la majorité.»
Quotas.
La colère contre cette discrimination ancestrale a ressurgi à la veille de la promulgation de la nouvelle Constitution, le 20 septembre, attendue depuis la chute de la royauté en 2007. Les Madhesis et beaucoup d’habitants «marginalisés» des plaines, comme les Tharus et les intouchables, espéraient que cette loi fondamentale leur offrirait l’occasion d’une «renaissance». En 2008 déjà, après une première révolte réprimée dans le sang, les élus de l’Assemblée constituante avaient garanti qu’ils obtiendraient un Etat fédéré propre le long de la frontière indienne et un renforcement des mesures de discrimination positive pour entrer dans la fonction publique, l’armée et le Parlement. Des instruments essentiels pour corriger un déséquilibre qu’illustre Dipendra Jha, avocat auprès de la Cour suprême et responsable du Centre pour la justice au Teraï : «A Janakpur, en plein cœur du pays madhesh, il y a eu 45 chefs de district en cinquante ans ; 43 étaient d’une seule communauté [des castes des montagnes, ndlr] et 2 étaient madhesis. C’est ma ville natale, mais quand je vois ces noms de famille, je me demande si nous avons été colonisés.»

La Constitution, entérinée dans l’urgence au lendemain des séismes dévastateurs d’avril et mai, ne respecterait pas entièrement les promesses de 2008, selon les responsables madhesis. Leur terre est écartelée entre cinq provinces sur les sept créées dans la nouvelle République fédérale. La loi fondamentale parle d’«intégration» des peuples marginalisés mais pas selon la proportion de leur population, comme cela était le cas dans la Constitution intérimaire. Enfin, les mesures de discrimination positive intègrent également les castes dominantes dans l’administration, ce qui atténue l’effet des quotas. Cette Constitution a cependant été adoptée par 85 % des 598 membres de l’Assemblée constituante, ce qui lui offre une forte légitimité démocratique.
Les trois principales forces politiques, le Congrès, les maoïstes et les marxistes-léninistes, ont refusé de dessiner une carte fédérale basée sur les seules lignes ethniques, au motif que cela risquerait d’entraîner de nouvelles revendications et divisions au sein de l’Etat himalayen. Et ils disent plutôt chercher à mélanger davantage leur composition tout en permettant aux régions des plaines de bénéficier des ressources hydrauliques des collines.
«Populisme».
«La défaite des revendications des partis madhesis reflète donc leur échec électoral, avance Kanak Mani Dixit, rédacteur en chef de l’Himal Southasian, à Katmandou. Les manifestations actuelles sont menées par des politiciens qui ont perdu les élections pour l’Assemblée constituante en novembre 2013. Ils avaient fait campagne pour une démarcation identitaire des régions et ont été battus par ceux qui militaient pour des regroupements économiques. Le choix du peuple était clair, mais ces politiciens redoublent de populisme pour revenir.» Cet observateur reconnaît la frustration et le droit de ces populations marginalisées à obtenir davantage de reconnaissance, mais il affirme que les élus se sont déjà engagés, au moment de la promulgation, à accroître la représentation proportionnelle de ces communautés au Parlement.

  Dans la région de Nuwakot. Photo Stephen Dock. ACF
Les révoltés des plaines ont cependant perdu toute confiance dans ces caciques, d’autant plus que la réponse régalienne la plus concrète a pris la forme de tirs : 31 civils, dont un enfant de 18 mois, ont été tués par la police lors de la répression des manifestations qui ont débuté il y a près de deux mois. Certains abattus à bout portant ou d’une balle dans la tête, témoignant du dédain porté à ceux qui sont considérés comme des «mouches», selon l’expression de Khadga Prasad Oli, président des marxistes-léninistes et potentiel futur Premier ministre.
L’Inde a de plus soufflé sur les braises du Madhesh en refusant d’envoyer ses camions d’essence par d’autres points de passage, soutenant implicitement la révolte et déstabilisant Katmandou en asphyxiant son économie. New Delhi, qui a une forte emprise sur cette nation cousine et hindoue, a exprimé son «inquiétude» face aux manifestations embrasant la région frontalière qui compte beaucoup d’Indiens. Mais son implication a été bien plus poussée. «L’Inde a deux intérêts au Népal : contrôler la frontière et obtenir des ressources hydrauliques pour alimenter ses villes et garantir l’irrigation. Et je pense que New Delhi se sert des Madhesis pour favoriser ses intérêts.»Dimanche, les dirigeants indiens ont annoncé qu’ils reprendraient les exportations, mais quasiment aucun camion n’était sur la route lundi.
Sur le terrain, la situation est dans l’impasse : aucune négociation formelle entre les dirigeants du Sud et ceux de la capitale n’a été entamée, et les militants continuent à montrer une solide détermination.
Corridor.
L’économie népalaise pourrait avoir beaucoup de mal à se relever de ce bras de fer. Ces plaines constituent le poumon économique du pays : le seul corridor industriel entre Birganj et Simra comprend 60 % des industries du pays, soit plus de 2 000 entreprises fabriquant ciment, acier, vêtements ou distribuant du riz. Et toutes sont fermées depuis le début du mouvement. «C’est une situation inédite et catastrophique. Les chefs d’entreprise vont se retrouver à la rue», prédit Om Prakash Sharma, le président de la chambre de commerce de Birganj. Le vice-président de la Fédération des chambres de commerce népalaise, Shekhar Golchha, confirmait dimanche dans une interview à la presse locale ce scénario d’apocalypse : «Après le séisme, le PIB a crû d’environ 3 % et il est actuellement en déclin, ce qui pourrait nous faire plonger dans la récession.»

jeudi 10 septembre 2015

Comprendre la position de l'Inde sur le changement climatique

Voici une interview publiée sur le site d'information spécialisé sur l'Asie, Asialyst
auquel j'ai commencé à collaborer. 

Le Ladakh, dans l'Himalaya, est l'une des régions indiennes
les plus sensibles au changement climatique
Dans les négociations diplomatiques en faveur de la lutte contre le réchauffement climatique, l’Inde se pose en énigme. Le pays représente le troisième émetteur de CO2 de la planète et cette économie émergente en plein développement devrait doubler sa consommation de charbon dans les dix ans à venir, ce qui fera grimper ses émissions. A la veille de la COP21, l’importante Conférence de l’ONU sur le climat qui se tient à Paris du 30 novembre au 11 décembre, les grandes puissances comme les Etats-Unis, l’Europe et la Chine font donc pression sur New Delhi pour qu’il s’engage à tempérer cette consommation d’énergies fossiles afin de ne pas endommager davantage la planète. A ce jour, l’Inde est l’un des derniers grands pays à ne pas s’être engagé sur un plan précis de réduction. Mais le blâme est trop facile, rétorque New Delhi. Car l’Inde compte 1,25 milliards d’habitants, soit le deuxième pays le plus peuplé du monde. Et cette population, majoritairement pauvre, ne consomme que 2 tonnes de CO2 par habitant – soit 6 fois mois qu’un Européen, 10 fois moins qu’un Américain et un tiers seulement de l’émission moyenne des Terriens. Et pour cause : un quart des Indiens, soit environ 300 millions de personnes, ne sont même pas raccordés au réseau électrique. Les élus se retrouvent donc déchirés entre deux impératifs. D'un côté, sortir une grande partie de sa population de l'obscurité et faire accéder la majorité à une vie décente. Et de l'autre, respecter un environnement que d'autres ont déjà largement contribué à endommager. 
Chandra Bhushan est un acteur et fin observateur de ce débat. Directeur adjoint du think tank indien Centre for Science and Environment, il a suivi toutes les dernières conférences internationales sur le climat, de Durban à Lima. Et il sera à Paris pour le sommet crucial qui commencera fin novembre. Il est aussi régulièrement consulté par le gouvernement indien sur les politiques environnementales et il explique ainsi pour Asialyst la position, les défis et les limites de la politique écologique de l’Inde. 
A la veille de la conférence de Paris, comment peut-on résumer la position de l’Inde dans la lutte contre le réchauffement climatique ?
Depuis la convention des Nations Unies sur les changements climatiques, adoptée en 1992, l’Inde reconnaît que chaque pays doit agir contre le réchauffement, mais suivant certains principes. Le principal d’entre eux se résume ainsi : ceux qui ont pollué dans le passé, qui ont de plus hauts revenus et sont responsables d’une plus grande quantité d’émissions, ont une plus grande responsabilité. C’est la position de la plupart des pays en voie de développement. Ce principe est justifié, mais ce que nous voyons, c’est qu’aucun de ces pays, riches ou moins riches, n’a vraiment agi pour les réduire. Du coup, ces émissions de carbone ont augmenté de près de 50 % en 22 ans. Il y a ainsi un important écart entre ce que le monde a besoin de faire et ce que les pays racontent.
Quelles mesures sont déjà prises par le gouvernement pour réduire ses émissions ? 
Lire la suite de l'interview sur le site d'Asialyst. Vous y retrouverez également de nombreuses autres informations sur la région. 

jeudi 25 juin 2015

Le yoga au garde-à-vous

En plein milieu de l’océan, une centaine de militaires sont alignés sur le pont d’un porte-avions, allongés sur le sol, bras et jambes alignés et la tête projetée en arrière, le corps ouvert aux vents marins. Ils ont abandonné leur uniforme pour un simple short et un polo et ils enchaînent les «asanas», des postures de yoga . La même scène se déroule, avec des militaires beaucoup plus couverts, sur le camp enneigé de Siachen, à 4 000 mètres d’altitude dans l’Himalaya. Les soldats indiens se sont courbés au commandement du Premier ministre, qui a lui-même mené le plus grand cours de yoga du monde ce dimanche, avec plus de 35 000 participants alignés sur Rajpath, l’«avenue royale» de New Delhi.
Les 35 000 yogistes rassemblés le 21 juin à New Delhi ©DR
Les fonctionnaires et écoliers indiens des quatre coins du pays se sont également réveillés aux aurores pour suivre la cadence yogiste de leur chef de gouvernement hyperactif.

SOLSTICE D’ÉTÉ

Narendra Modi, fervent pratiquant de cette discipline, a obtenu de l’ONU en décembre la reconnaissance de la journée internationale du yoga en ce jour du solstice d’été et a tenu à inaugurer cet événement de «diplomatie culturelle» par une inscription dans le Guinness des records. Cette mobilisation nationale est bienvenue dans un pays où la population s’urbanise à grande vitesse, adopte une vie sédentaire et motorisée et où les ventres friands du riz huileux biryani s’arrondissent chez les hommes de plus de 35 ans. Cette discipline ancestrale, qui comprend différents types d’étirement, d’exercices de respiration et de méditation, permettrait, selon différentes études universitaires, de faire baisser la tension, de réguler le rythme cardiaque ou de traiter les problèmes de dos, grâce à la forme proche de la kinésithérapie développée par le maître BKS Iyengar.
Cette promotion du yoga a cependant créé des tensions politiques depuis plusieurs semaines, à cause de son lien historique avec l’hindouisme. Narendra Modi, le Premier ministre indien, qui a grandi au sein du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), une organisation nationaliste hindouiste et paramilitaire, a longtemps été accusé d’avoir laissé se dérouler les pogroms antimusulmans en 2002, dans l’Etat du Gujarat, dont il était le ministre en chef. Et les minorités religieuses le suspectent toujours de promouvoir l’hindouisme à travers ce genre d’initiatives «culturelles». Une organisation d’avocats musulmans a ainsi déclaré que le «surya namaskar», ou salut au soleil, ainsi que le chant du «Om», inspiré de l’hindouisme, allaient contre le monothéisme imposé par l’islam.

C’EST COMME LE CRICKET

Yogi Adityanath, un prêtre hindou et député radical du parti au pouvoir, le Bharatya Janata Party (BJP), a soufflé sur les braises en déclarant que ceux qui ne souhaitaient pas faire la salutation au soleil pouvaient «quitter l’Inde». Narendra Modi, encore une fois dépassé sur son extrême droite, a essayé de corriger le tir. Son gouvernement a ainsi affirmé que les éléments inspirés de l’hindouisme pouvaient être retirés par les musulmans, voire remplacés par «Allah».
Le Premier ministre a mené cet exercice. 
Tahir Ahmed, qui pratique le yoga deux fois par semaine, demeure méfiant quant aux intentions de Narendra Modi. «La tentative avancée par certains de rendre le yoga religieux et obligatoire est très problématique pour moi, confie ce jeune photographe musulman. Nous sommes dans un pays libre et je dois avoir le choix de le pratiquer ou non, sinon cette belle pratique va devenir une source de divisions. C’est comme le cricket. Quand l’Inde joue contre le Pakistan, on n’a pas le droit de soutenir les Pakistanais, même s’ils jouent mieux, car on devient alors antinational.»
Derrière la priorité du gouvernement Modi de relancer l’économie indienne et d’attirer les investissements étrangers s’opère une subtile opération de nationalisme religieux. «La popularisation du yoga en Inde et à l’étranger vient renforcer la fierté des Indiens envers leurs racines traditionnelles», explique Nilanjan Mukhopadhyay, spécialiste de l’extrême droite indienne et auteur d’une biographie sur Narendra Modi.
L’Inde est en train de vivre une lente mais profonde mutation idéologique, sous l’impulsion du puissant RSS, dont pratiquement tous les ministres sont membres. Cette «organisation de volontaires patriotes» née en 1925 est considérée comme l’une des plus grandes associations du monde, avec plus de 5 millions de volontaires. Fondé pour se battre contre les colons britanniques, le RSS a rapidement dérivé vers une «préférence hindoue» et c’est l’un de ses anciens adeptes qui a assassiné le Mahatma Gandhi, accusé d’être trop conciliant avec les musulmans et le Pakistan au moment de la partition de l’ancien empire colonial britannique, en 1947.
Le BJP - ou «parti du peuple indien» - est le bras politique du RSS et a placé, depuis qu’il a remporté les deux tiers des sièges de la Chambre basse en mai 2014, de nombreux membres de ce groupe dans les administrations, et particulièrement dans l’enseignement. Au niveau régional, les livres du controversé idéologue Dinanath Batra sont à présent distribués aux écoliers de primaire et secondaire de l’Etat du Gujarat, qui a été dirigé par Narendra Modi pendant treize ans. Ceux-ci transforment la mythologie hindoue en histoire pour avancer que la reproduction de cellules souches et les voitures existaient déjà à l’époque védique (- 1 750 à - 500 ans avant notre ère), en se basant sur les exploits des dieux du Mahabharata. Les historiens indiens s’étranglent, mais cela ne freine pas la progression de ce fondamentaliste de 83 ans : il vient d’être nommé à la tête du comité de conseil de l’éducation de l’Etat de l’Haryana (frontalier avec celui de Delhi), récemment conquis par le BJP. L’une des premières réformes qu’il veut apporter est l’introduction d’extraits du Gita, la Bible hindoue, dans le programme scolaire régional.

«PÉRIODE DORÉE»

«L’enseignement de l’histoire est extrêmement politique en Inde, analyse l’écrivain Nilanjan Mukhopadhyay. Le RSS considère que l’Inde a vécu sa période dorée à l’époque des dieux hindous et parle du règne des musulmans [notamment turcs et moghols, du XIIIe au XXe siècle ndlr] comme du "pillage islamique".» Et Narendra Modi est en accord avec ce qui ressemble à de la superstition. «Pendant les interviews que j’ai réalisées pour l’écriture de mon livre, je lui ai demandé quelle place il donnait à la communauté musulmane en Inde [13% de la population, ndlr], raconte Mukhopadhyay. Il a répondu qu’ils étaient les bienvenus à partir du moment où ils reconnaissaient nos dieux hindous. Pour lui, il n’y a pas de doute : ces dieux sont des personnages historiques réels.»

Devant une assemblée de docteurs, le Premier ministre a déclaré en octobre que l’existence du dieu Ganesh (dont la tête d’éléphant a été apposée sur un corps d’homme décapité) prouvait que la chirurgie esthétique était extrêmement ancienne en Inde. Cet inquiétant mélange entre mythe et histoire pourrait devenir de plus en plus courant avec la récente nomination de Sudershan Rao, un membre du RSS, à la tête du Conseil indien de recherche historique, qui a déclaré vouloir reprendre les textes mythologiques indiens écrits il y a deux mille ans pour étudier l’histoire de cette époque. «L’écriture de fiction a été développée il y a quelques siècles seulement, a affirmé Rao lors d’une interview. Les événements décrits dans ces livres se sont donc réellement passés.»

Article publié dans Libération le 24 juin 2015

samedi 16 mai 2015

Sri Lanka : La terre, un enjeu de réconciliation





Six ans après avoir écrasé la rébellion des Tigres tamouls, les militaires commence à peine à restituer les terres du nord du pays, qu'ils exploitent pour leur compte. 

La moto file sur le bitume de la route qui sort de Jaffna. Au bout d’une quinzaine de kilomètres, l’animation de la capitale de la Province du Nord laisse place à un paysage de désolation. Des ruines de maisons s’alignent sur les bas-côtés, graffités de slogans belliqueux en cinghalais, signe du passage de l’armée sri-lankaise. Un gros camion militaire nous croise bruyamment.
Check-point, contrôle de papiers. «Où allez-vous ?» lance un officier en uniforme et képi kaki. «A Thalsevana», répond Parameswaran, le journaliste tamoul au guidon du deux-roues. «D’accord. Passez.» La moto s’engage librement entre les baraques et les officiers en uniformes, direction l’hôtel de Thalsevana.
Au bout de 500 mètres surgit une plage de sable blanc, des chaises longues et des parasols. Une fontaine coule paisiblement près de la réception. Nous sommes dans la «zone de haute sécurité» de Kankesanthurai, base de la marine sri-lankaise dans le nord de l’île : une relique de la guerre judicieusement mise à profit par l’armée, qui gère depuis 2010 cet hôtel de bord de mer.
Aberration. La terrasse offre une vue panoramique sur l’océan Indien. Entre deux plats de curry, les touristes qui y déjeunent peuvent écouter des groupes de musique traditionnelle. «Ils sont habillés en costumes cinghalais», grince Parameswaran. Une aberration culturelle en plein cœur du pays tamoul. La plupart des employés de l’hôtel, dont beaucoup de militaires à la nuque rase, viennent également du Sud cinghalais et peu d’entre eux parlent tamoul. Les visiteurs, eux, sont principalement étrangers. «Quand j’étais jeune, il y avait un petit cinéma ici, et je venais à bicyclette pour regarder les films en tamoul», raconte le journaliste, nostalgique. Mais en juin 1990, comme tous les habitants de la zone, sa famille a fui les combats. Aujourd’hui, l’ancien cinéma est utilisé comme dépôt militaire. Selon l’ONG Sri Lanka Campaign, 17 hôtels sont détenus par les corps d’armée ou leurs gradés à travers le pays.
Pendant la guerre civile entre l’armée et la rébellion des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (1983-2009), cette pointe côtière de l’île était utilisée par les séparatistes pour faire venir des armes de l’Inde voisine. C’est pour faire cesser ce trafic que ces terres ont été réquisitionnées par l’armée. Mais six ans après la fin du conflit, l’occupation demeure, et la rancœur des Tamouls croît.
A une dizaine de kilomètres de ces baraques, dans la grande banlieue de Jaffna, Sylvia se démène au milieu d’une nuée d’enfants qui tendent leurs bras à travers son comptoir. C’est l’heure du goûter dans le campement de déplacés de Sabapathy Pillai et les écoliers en uniformes blancs viennent acheter à l’épicière des friandises et des racines de palmiers. Le temps s’est arrêté pour Sylvia en ce mois de juin 1990 et ne semble pas vouloir repartir. «Nous avions une grande exploitation agricole et pouvions nous nourrir grâce à nos récoltes, raconte cette femme d’une quarantaine d’années, dont la robe rouge contraste avec la peau chocolat. Maintenant, nous survivons avec nos maigres revenus.»
Elle délaisse son comptoir pour nous emmener dans les ruelles de terres brunes qui serpentent à l’intérieur de ce campement de 200 familles tamoules déplacées par la guerre. Sylvia pousse une porte. Sa maison en dur est composée de trois pièces obscures derrière des grilles. Un espace exigu, surmonté d’une plaque de tôle. «Un four en été», soupire-t-elle. Mais Sylvia a bon espoir d’en partir bientôt : «Je viens de déposer ma demande au Conseil de province. Maithripala devrait nous autoriser à retourner chez nous.»
«Rivière de sang». Celui qu’elle appelle par son prénom, selon la coutume tamoule, est Maithripala Sirisena, le nouveau président, élu le 8 janvier avec le soutien de l’électorat tamoul du Nord et de l’Est. Il s’agissait d’abord de chasser Mahinda Rajapakse, qui a régné de manière autoritaire et népotique sur l’île pendant dix ans et a «fait couler une rivière de sang tamoul», accuse Sylvia. En mai 2009, il a mis fin à vingt-six ans de guerre civile en ordonnant un assaut contre la rébellion, retranchée avec plus de 330 000 civils dans le Nord-Est. Selon l’ONU, plus de 40 000 civils tamouls auraient alors péri dans ces bombardements aveugles.
Le nouveau chef de l’Etat a surtout promis d’accélérer la restitution des terres occupées par l’armée - un processus initié timidement par son prédécesseur. Le 23 mars, il a rendu 172 hectares de terrain à ses propriétaires tamouls du Nord et prévoit bientôt une autre action de même ampleur. Le champ fertile de Sylvia, lui, se trouve en plein milieu de la zone de haute sécurité de Kankesanthurai, parmi les 24 km2 de terres militarisées de la Province du Nord.
Sur son petit bureau de sa maison de Jaffna, le député Mavai Senathirajah a déroulé une grande carte de la région. Le secrétaire général adjoint du plus grand parti tamoul, le Tamil National Alliance, qui a apporté son soutien au nouveau gouvernement, négocie pour accélérer le retrait des troupes. Une mission délicate. «Ils nous ont garanti qu’ils le feraient, mais sans précipitation. Sinon, l’opposition allait les accuser de mettre en danger la sécurité du pays», explique ce politicien vétéran. Avant de s’énerver. «Ces militaires cultivent nos terres fertiles et vendent cette production sur nos marchés. Ils ont aussi chassé nos pêcheurs, puis ramené et protégé des Cinghalais pour pêcher.» Selon lui, environ 100 000 Tamouls attendent, répartis dans onze camps, de retourner sur leurs terres. En plus de 200 000 autres exilés dans le sud de l’Inde.
Oignons. Au bord de l’asphalte, Asha Sanmugan s’affaire sur un vélo retourné. Cet homme frêle à la dentition éparse et aux cheveux grisonnants est revenu chez lui, dans cette zone située à quelques kilomètres du camp militaire de Kankesanthurai, libérée par l’armée en 2010. Il a reconstruit, grâce à ses revenus de réparateur de vélos, une nouvelle maison, à côté de son ancien foyer effondré. «Au bout de six ans dans les camps, nous pensions que nous ne reviendrions jamais», avoue-t-il. Il pousse un portail rouillé et nous montre ses nouveaux champs de bananiers et d’oignons. Sa tête se relève, fièrement. Soulagé. «Aujourd’hui, même si on n’avait pas à manger, ce ne serait pas grave. On est sur notre terre. On réalise que la guerre est finie et on peut penser à l’avenir.»

Article publié dans Libération 

jeudi 7 mai 2015

L'exode des sinistrés

Après le pire séisme qu'ait connu le Népal en 81 ans, les habitants de la capitale, apeurés et traumatisés, fuient. En quatre jours, entre 10 et 20% de la population de Katmandou part en exode, principalement vers le sud épargné. 




Bimala resserre la ceinture de son manteau gris et soupire. La petite silhouette de cette femme de 25 ans se perd dans la marée anarchique de bus et de camions qui circulent à l’angle de la grande avenue qui descend de Kalanki, l’une des principales gares routières qui sort de Katmandou. Son fils de 8 ans, la capuche de son survêtement bleu sur la tête, se colle contre elle. Tout autour, des familles passent avec leurs gros sacs, des hommes crient avant de monter sur les toits des bus et des étudiants sautent dans un camion qui accepte de les mener vers des terrains moins agités.

La capitale népalaise vit un exode qui ne fait que s’accroître depuis le tremblement de terre de samedi. «Nous avons trop peur de retourner habiter dans notre appartement à cause de toutes les répliques, donc nous dormons dehors, sous une toile trouée», raconte Bimala. «Cela est devenu trop difficile de vivre ici : le prix des aliments n’arrête pas d’augmenter et l’eau commence à manquer. Nous avons peur des maladies qui peuvent se propager avec de l’eau contaminée»,poursuit cette jeune mère, dont le mari vit depuis cinq ans en Malaisie. Et d’ajouter : «Les gens disent que la terre va bientôt s’ouvrir à force de se secouer, et qu’un volcan va en sortir.»
Affrontement. Pour le quatrième jour consécutif, elle vient à cette gare routière. A chaque fois, cette délicate femme a été repoussée par la horde de passagers cherchant à quitter au plus vite Katmandou. «Dans une demi-heure, je retenterai», lâche-t-elle, avec un calme déconcertant. Elle est cette fois accompagnée de trois jeunes cousins. La plupart de ces migrants partent rejoindre des proches ou des amis au sud de Katmandou, loin des montagnes et des tremblements causés par la collision des deux plaques tectoniques étant à l’origine de la chaîne de l’Himalaya.

Cet empressement à fuir la capitale maudite a failli tourner à l’affrontement mercredi matin. Le gouvernement avait annoncé que des bus allaient emmener gratuitement les sinistrés vers la province. Une queue de plus d’un kilomètre s’était donc formée, dès l’aube, devant le ministère des Transports, à deux pas du Parlement. Les autorités, qui ne possèdent aucun bus, avaient réussi à convaincre les écoles de la ville d’en fournir, mais seulement deux-cents sont arrivés, pour plus de dix mille de personnes - bien insuffisant.
Frustrées et exténuées, plusieurs personnes ont commencé à se battre en fin de matinée et la police anti-émeute a dû être déployée pour contenir la foule. Le directeur de l’administration du ministère avoue faire ce qu’il peut. «Depuis [mardi], nous avons demandé à l’association nationale d’autobus, qui compte des dizaines de milliers de véhicules, d’en mettre une partie à notre disposition, explique Basanta Adhikari. Nous leur avons dit que nous paierons pour ces trajets, mais ils n’ont pas encore répondu.» Il avoue toutefois, avec une certaine franchise, ne pas être étonné de ce chaos.
«Quand j’étais chef de district, nous avons reçu des instructions pour nous préparer aux principales catastrophes naturelles, raconte-t-il. En priorité se trouvaient les inondations, puis les glissements de terrain et les incendies. Les séismes n’étaient qu’en cinquième position. Personne n’était donc prêt à faire face à un tel exode en si peu de temps.» Selon Basanta Adhikari, 300 000 personnes ont déjà quitté la ville en quatre jours, soit 10% de la population de la capitale. «Nous gérons des déplacements de population similaires lors du festival de Dashain [une fête hindoue, ndlr], mais nous avons alors plusieurs semaines pour le préparer. Là, c’est arrivé d’un coup», soupire-t-il.

Banlieue. Et puis il y a ceux qui voyagent par désespoir, comme Suyal. Cet homme aux yeux rougis a le regard perdu vers l’horizon. Il se tient debout, fragile et sans bagage, le long de l’avenue de la gare chaotique de Kalanti. Ce fermier de Chhatre Deurali, une localité située à une demi-heure de bus et une heure de marche de Katmandou, n’a plus rien. Sa maison s’est écroulée après le séisme, ses quelques biens sont détruits. Il est venu à la capitale pour rendre visite à sa mère, blessée lors du tremblement et essaie maintenant de rentrer chez lui. Dans son village, toutes les maisons sont tombées, la nourriture et l’eau commencent à manquer et personne, du gouvernement ou d’associations, n’est venu aider ces sinistrés de la grande banlieue de la capitale. Suyal, lui, n’a pas peur des répliques. «J’ai déjà tout perdu. Que voulez-vous qu’il m’arrive maintenant ?» lance-t-il avant de s’engouffrer, sans force, dans la marée de voyageurs



Paru dans Libération le 29 avril 2015
  

mardi 5 mai 2015

Népal : La population se mobilise, malgré l'Etat

Dans les premiers jours après le séisme, une partie de la jeune classe moyenne éduquée, sous le choc mais généralement épargnée, rassemble ses forces pour venir en aide aux plus démunis. 


«Prends des médicaments, des bandes et de la bétadine et rassemble tout dans un sac», lui ont dit ses amis. Chandra vient d’arriver avec un carton rempli d’équipements de première nécessité, qu’il a rapportés de chez lui. Ce guide de haute montagne trapu, à la longue chevelure poivre et sel, a revêtu lundi les vêtements de secouriste, comme des dizaines d’autres personnes arrivées mardi matin dans le Yellow House. Cet hôtel au grand jardin et à l’agréable préau s’est transformé en un centre de coordination pour un groupe d’une trentaine d’entrepreneurs, artistes, humanitaires, communicants ou informaticiens qui veulent remplacer l’apathie du gouvernement par une vraie mobilisation citoyenne. Equipés de leurs jeeps et motos, ils ont déjà été dans une zone située à une quarantaine de kilomètres de Katmandou pour repérer les besoins, qui sont immenses. «Les maisons étaient détruites, les survivants vivaient sur des champs et personne n’a encore été les voir, raconte le jeune Jay, occupé à trier les sacs. Partout où nous allons, nous sommes les premiers secouristes qu’ils voient.»


Poète. Le gouvernement népalais a brillé ces derniers jours par sa lenteur et son impuissance à faire face à la catastrophe humanitaire qui a frappé plus de 8 millions de personnes, soit un Népalais sur quatre. «Les élus des pays voisins ont été plus rapides et plus impliqués que les nôtres, s’énerve Nayan, un poète et traducteur à la tête de ce mouvement. Nous savons qu’il a peu de moyens, mais il n’a même pas motivé les fonctionnaires, l’armée ou les citoyens à se mobiliser. Et cela est coupable.» De fait, les plus visibles dans les décombres sont les secouristes indiens, arrivés quelques heures après le séisme, samedi - à un moment où le Premier ministre népalais était encore en Indonésie.


Les citoyens du Yellow House savent qu’ils sont bien plus limités que les humanitaires professionnels et peuvent seulement fournir les premiers soins, mais ils ont également l’avantage de la rapidité, quand les grandes ONG mettent souvent des jours avant de pouvoir partir sur le terrain. Une extension dynamique entre les bonnes volontés individuelles et les actions associatives, dans un monde qui rend cela de plus en plus facile : ils doivent ainsi mettre ce matin en ligne un site internet qui rassemble les informations d’actions et de zones déjà couvertes par d’autres organisations et les besoins identifiés sur toutes les plateformes pour pouvoir déployer leurs volontaires. L’avantage de ces mobilisés de classe moyenne est qu’ils ont accès à la diaspora et aux communautés étrangères. «J’ai déjà reçu des dizaines de demandes de la part de mes amis aux Etats-Unis qui cherchent à faire des dons, relate Nayan, qui a fait ses études supérieures dans ce pays. Nous sommes donc en train de mettre en place un système de dons par Western Union et nous publierons les informations sur l’utilisation de ces fonds. Ce pays est déjà assez touché par la corruption, il n’a pas besoin de nous pour cela.»





D’autres initiatives similaires sont nées ces derniers jours, comme le site Himalayandisaster.org, qui regroupe besoins et offres d’aide, ou la page Facebook Nepal Earthquake Relief Volunteer Coordination, appréciée par 4 000 personnes et qui liste un grand nombre de véhicules disponibles pour transporter des équipements de secours, relaie les besoins de certaines communautés et met en contact bénévoles et victimes. Quelque 23 000 personnes ont posté un commentaire ou une demande sur cette page en deux jours, ce qui a montré sa limite, car il a été impossible de gérer cet afflux.
Cellule. Au Yellow House, les initiateurs de ces différents mouvements se sont retrouvés afin d’apprendre de ces erreurs et d’éviter les doublons. L’objectif est de centraliser l’information concernant tout ce travail sur une plateforme, afin de mettre en valeur ces initiatives individuelles sans les limiter. La prochaine étape est d’approcher la chambre de commerce népalaise, qui a monté une cellule de secours. La seule option qui a rapidement été écartée est de s’appuyer sur les services publics, trop compliqués, trop lents. Quand le gouvernement fait défaut, les citoyens ne mettent pas longtemps à s’en rendre compte, et à dénoncer cette passivité par leur mobilisation.

Paru dans Libération le 28 avril 2015

lundi 4 mai 2015

Séisme au Népal : Dans l'attente des morts


Après une semaine de reportages à Katmandou et dans ses environs, je publie à partir d'aujourd'hui ma série d'articles parus dans Libération
Aujourd'hui, la recherche désespérée des disparus sous les décombres. 


Niraj Gamal est immobile, accroupi, les yeux fixés sur les ruines de son commerce de patisserie. Il se situait au rez-de-chaussée de cet immeuble de six étages, à présent réduit à un vulgaire tas de béton, le long de la rivière de XXX, à Dhalku, dans le cœur commercial de l'ouest de Katmandu. Ce samedi 25 avril devait être l'un des plus beaux jours de sa vie : sa femme allait accoucher de leur troisième enfant. Le couple est donc parti en urgence à l'hôpital, laissant dans le magasin leurs deux autres enfants de 12 et 14 ans. Cette séparation fut la dernière. La terre trembla et engloutit Saroj et Sharmilla.  
Niraj et sa femme vivent maintenant dans la rue qui s'étire après le pont de Sobhavagbati. Et l'homme merwar (une éthnie ) de 36 ans reste posté près des décombres à regarder les équipes de secouristes indiens creuser dans le béton. Entre les différents niveaux, posés les uns sur les autres, apparaissent des livres de mathématiques, des chaussures ou des peluches, ainsi qu'une horloge, arrêtée à midi moins deux.  

Plus de 250 personnes vivaient dans ce bâtiment, et une cinquantaine se trouvaient à l’intérieur ce samedi matin, selon les survivants. Trois jours après l’effondrement, seulement quatre résidents ont été retrouvés vivants. Quatre autres corps sans vie, ressortis pendant la journée, sont allongés sur le pont. Mais aucune nouvelle des enfants de Niraj. «Je ne crois plus qu’ils sont vivants, avoue-t-il, mais je veux voir leur corps. Je dois savoir.» Lui et sa femme ont déjà commencé à jeûner, comme le veut la tradition hindoue du deuil. 

Les équipes indiennes de la protection civile en charge de répondre aux catastrophes furent les premières à arriver au Népal, quelques heures après le plus grave tremblement de terre qu’ait connu le pays depuis 1934. Lundi soir, 724 d’entre eux étaient déployés dans la ville, munis d’équipements lourds de déblayage pour percer dans les décombres. Autour de l’ancien immeuble de Niraj, les autres bâtiments ont résisté à la secousse de 7,8 sur l’échelle de Richter. Le pâtissier n’est pas étonné. «A chaque fois qu’un camion-citerne passait dans la rue, les murs tremblaient, se souvient Niraj. Nous avions prévu de déménager le commerce le mois prochain.» Le responsable des sauveteurs indiens confirme : «La construction était sûrement de faible qualité.» «Et le sol est mouvant car il se trouve au bord de la rivière», analyse O.P. Singh, monté sur les ruines.


Crémations. De l’autre côté du pont, une fumée noire enveloppe le temple hindou d’Endrayani, dont le toit est à moitié affaissé. Les crémations s’enchaînent dans son enceinte. Quatre bûchers calcinés fument encore, deux autres ont été préparés à côté. 
Soudain, des hommes traversent la foule, et portent rapidement un corps recouvert de voiles blancs et orange sur les bûches. Des pleurs et des cris de femmes percent le crépuscule de Katmandou. Un garçon d’une vingtaine d’années entame alors le tour rituel de la dépouille, une bougie à la main, avant de s’en approcher pour l’enflammer et libérer l’esprit de sa mère défunte. Ses cendres seront ensuite dispersées dans la rivière adjacente aux reflets noirs. Des dizaines de personnes regardent ainsi les âmes s’échapper, par curiosité ou par solidarité envers ceux qui n’ont pas survécu au désastre. 

La crainte n’a cependant pas disparu. Une vingtaine de répliques, dont une de 6,7 dimanche, ont rappelé aux survivants la précarité de la situation. Et une centaine de milliers de personnes préfèrent dormir dans la rue. A quelques mètres du temple, le long de la rivière, le trottoir s’est transformé en camp de fortune. Des centaines de familles habitent ici depuis samedi, recouvertes de toiles et bâches multicolores.
«Chance». La famille Tamang, des marchands de pashminas, prépare le dîner grâce à un simple réchaud à gaz. Les hommes jouent aux cartes, les enfants sourient, légèrement ennuyés. Les vingt-cinq personnes de la famille, âgée de 10 mois à 72 ans, vivent ainsi en face de leur immeuble, où ils vont rapidement pendant la journée chercher des aliments ou des vêtements. «C’est une chance que ce séisme soit arrivé au printemps», confie la jeune Somgu. Les nuits sont fraîches, mais rien à voir avec l’hiver himalayen. Une chance également que la terre ait tremblé un samedi matin, quand beaucoup de Népalais étaient sortis et les enfants hors des écoles. Lundi, les habitants de Katmandou n’ont pas ressenti d’importantes secousses. Beaucoup essaieront de rentrer chez eux.

samedi 18 avril 2015

Bombay sacralise le boeuf






«Notre rêve d’interdire l’abattage des vaches est devenu réalité.» Le 3 mars, Devendra Fadnavis, le ministre en chef de l’Etat du Maharashtra, s’extasiait sur son compte Twitter. Le président indien venait de promulguer une loi votée en 1995 par le Parlement régional, qui interdit la possession, le transport, la vente ou l’abattage de bœufs, taureaux et veaux. Tout contrevenant encourt à présent une peine allant jusqu’à cinq ans de prison et 145 euros d’amende et, à la différence d’un procès pour meurtre par exemple, il revient à l’accusé de prouver son innocence. Dans l’Etat de 115 millions d’habitants, dont Bombay est la capitale, il n’a jamais été aussi risqué de manger un steak.

Le cri de victoire du chef de l’exécutif local est cependant excessif : l’abattage de vaches y est déjà interdit depuis 1976, comme dans la plupart des 29 régions et territoires indiens. Par ailleurs, cette décision est avant tout démagogique. Surendra Jondhale, professeur de sciences politiques à l’université de Bombay, explique que le BJP (Bharatiya Janata Party), parti nationaliste hindou, qui dirige depuis octobre le gouvernement régional avec l’extrême droite hindouiste du Shiv Sena, a tenu à «flatter son électorat hindou». Ceux pour qui le respect de la vache, mère nourricière et compagne de Krishna dans la mythologie, est sacré.

La loi avait été adoptée par le précédent gouvernement local du BJP, déjà au pouvoir dans les années 90, mais renvoyée pour des questions techniques. L’un des premiers gestes de cette nouvelle majorité a été de la faire approuver. Une démarche soutenue par le Premier ministre (BJP), Narendra Modi, en poste depuis mai : ce fervent hindou a fait de l’Etat du Gujarat, qu’il a dirigé douze ans, un paradis pour les vaches - avec des cliniques mobiles et des opérations de la cataracte pour les bovins sacrés… -, et a cherché à politiser cette question religieuse.

Dans le restaurant Yoko Sizzlers, dans le quartier d’Oshiwara (nord de Bombay), le bœuf est encore au menu, mais plus dans les assiettes. L’interdiction semble appliquée, et l’extrême droite veille au grain. Dès le lendemain de la signature de la loi, le Conseil mondial hindou (Vishwa Hindu Parishad), un groupe de militants hindouistes proche du BJP, a fait une descente dans des abattoirs de l’Etat, dont le plus grand du pays, pour les obliger à fermer. «Pourquoi attendre cinq ou six jours et les derniers détails administratifs ?» s’est justifié Vyankatesh Abdeo, le secrétaire national du VHP.

Marais. Un Indien sur trois (principalement les hindous) se déclare végétarien et le pays est parmi l’un des plus faibles consommateurs de viande au monde : 3,8 kg (environ 1 kg de bœuf ou de buffle et 2 kg de poulet) par habitant et par an, soit 12 fois moins qu’en Chine et 21 fois moins qu’aux Etats-Unis. Si l’Inde vient de devenir le premier exportateur mondial de viande bovine, c’est grâce au buffle d’eau - la seule viande à être autorisée à l’export -, qui pourra continuer à être abattu dans le Maharashtra. La viande de cet animal à la peau noirâtre et aux cornes courbées - il est considéré comme maléfique, car il serait la monture de Yama, le dieu de la mort -, que l’on croise dans les marais d’Asie, n’est pas aussi tendre et est bien plus chère que celle du bœuf. Par ailleurs, elle ne représente que 20% de la production de viande bovine dans la région. «Plus personne n’ose vendre du buffle, maintenant, car la police pourrait prendre cela pour du bœuf et nous arrêter», affirme Mohammed Ali Qureshi, le président de l’association des négociants de bœufs de Bombay. L’origine pragmatique de la protection des vaches en Inde vient du désir d’assurer l’approvisionnement en lait, denrée essentielle pour les onctueux currys indiens et autres ghi (beurre clarifié). Le paradoxe est que les producteurs lui préfèrent aujourd’hui le lait de buffle, plus gras.

Tanneries. Selon Mohammed Ali Qureshi, 1,5 million de travailleurs, principalement musulmans, seront directement affectés par cette interdiction : «Le gouvernement n’a prévu aucune alternative pour eux, or la plupart sont illettrés et ne peuvent pas se reconvertir facilement.»Jusqu’à présent, les bœufs trop vieux, malades ou blessés pouvaient être tués, ce qui assurait un revenu aux agriculteurs. Or leur situation est déjà catastrophique : l’est de l’Etat est régulièrement touché par la sécheresse - entre autres à cause de la corruption dans le plan régional d’irrigation - et 1 861 agriculteurs se sont suicidés entre 2011 et 2014.

D’autres secteurs devraient souffrir de l’interdiction : les tanneries de Dharavi, l’une des principales industries de cet énorme bidonville de Bombay, produisent sacs et ceintures pour toute l’Inde et les pays étrangers. La peau de buffle n’étant pas d’assez bonne qualité, ces tanneries devront importer leur matière première pour le double du prix. Enfin, le bœuf était la viande du pauvre (notamment des basses castes d’hindous, moins regardantes), car la moins chère du pays et source de protéines. «Cette décision hâtive n’est pas très pragmatique et pourrait devenir impopulaire auprès d’une large partie de la population pauvre et rurale du Maharashtra», conclut le Pr Jondhale. Un effet de ricochet que n’avait peut-être pas anticipé le triomphant ministre en chef de cet Etat.

Article paru dans Libération 

samedi 11 avril 2015

L'Inde achète 36 Rafale à la France : une demi-mesure pour rassurer

New Delhi a paré au plus urgent, grâce à une manoeuvre politique assez habile de Narendra Modi. Lors de sa visite en France, le Premier ministre indien a annoncé hier que son gouvernement allait acquérir 36 chasseurs Rafale de manière directe, par une acquisition "gouvernement à gouvernement", faisant fi, pour l'instant, de la pénible négociation pour l'achat de 126 avions. 
L'Inde est en "négociations exclusives" avec Dassault depuis trois ans pour cet achat colossal, qui devrait s'élever à plus de 15 milliards de dollars. 18 chasseurs devaient être fournis directement par Dassault et les 108 autres auraient été fabriqués à Bangalore par Hindustan Aeronautics Limited (HAL) sous licence. Ce qui aurait non seulement dynamisé l'industrie locale mais offert également un transfert de technologies pour la construction de ces engins de haute technologie. 
Cette ambition semble avoir été démesurée, en tout cas pour le moment. Depuis trois ans, les acteurs n'arrivent pas à résoudre plusieurs problèmes: comment créer tout un écosystème de fournisseurs de pièces détachés pour assembler cet avion de chasse; qu'est ce qui sera inclus dans le transfert de technologies ; et surtout, quelle responsabilité de Dassault envers ces avions fabriqués en Inde ? New Delhi voulait qu'elle soit totale, Dassault refusait catégoriquement. 

En attendant, l'armée de l'air désespère : elle a un besoin urgent de ces avions, car sa flotte est tombée à 34 escadrons de chasseurs (environ 680 avions), alors qu'elle aurait besoin de 44 escadrons minimum pour défendre ses frontières sensibles avec la Chine et le Pakistan. Les premiers Rafale pourraient être incorporés dans l'armée indienne dans deux ans, selon le ministre indien de la Défense. Juste au moment où 14 escadrons de MIG obsolètes doivent être retirés de la circulation. Il semble que New Delhi n'a pas fini de taper à la porte de Dassault et consorts.