Six ans après avoir écrasé la rébellion des Tigres tamouls, les militaires commence à peine à restituer les terres du nord du pays, qu'ils exploitent pour leur compte. 

La moto file sur le bitume de la route qui sort de Jaffna. Au bout d’une quinzaine de kilomètres, l’animation de la capitale de la Province du Nord laisse place à un paysage de désolation. Des ruines de maisons s’alignent sur les bas-côtés, graffités de slogans belliqueux en cinghalais, signe du passage de l’armée sri-lankaise. Un gros camion militaire nous croise bruyamment.
Check-point, contrôle de papiers. «Où allez-vous ?» lance un officier en uniforme et képi kaki. «A Thalsevana», répond Parameswaran, le journaliste tamoul au guidon du deux-roues. «D’accord. Passez.» La moto s’engage librement entre les baraques et les officiers en uniformes, direction l’hôtel de Thalsevana.
Au bout de 500 mètres surgit une plage de sable blanc, des chaises longues et des parasols. Une fontaine coule paisiblement près de la réception. Nous sommes dans la «zone de haute sécurité» de Kankesanthurai, base de la marine sri-lankaise dans le nord de l’île : une relique de la guerre judicieusement mise à profit par l’armée, qui gère depuis 2010 cet hôtel de bord de mer.
Aberration. La terrasse offre une vue panoramique sur l’océan Indien. Entre deux plats de curry, les touristes qui y déjeunent peuvent écouter des groupes de musique traditionnelle. «Ils sont habillés en costumes cinghalais», grince Parameswaran. Une aberration culturelle en plein cœur du pays tamoul. La plupart des employés de l’hôtel, dont beaucoup de militaires à la nuque rase, viennent également du Sud cinghalais et peu d’entre eux parlent tamoul. Les visiteurs, eux, sont principalement étrangers. «Quand j’étais jeune, il y avait un petit cinéma ici, et je venais à bicyclette pour regarder les films en tamoul», raconte le journaliste, nostalgique. Mais en juin 1990, comme tous les habitants de la zone, sa famille a fui les combats. Aujourd’hui, l’ancien cinéma est utilisé comme dépôt militaire. Selon l’ONG Sri Lanka Campaign, 17 hôtels sont détenus par les corps d’armée ou leurs gradés à travers le pays.
Pendant la guerre civile entre l’armée et la rébellion des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (1983-2009), cette pointe côtière de l’île était utilisée par les séparatistes pour faire venir des armes de l’Inde voisine. C’est pour faire cesser ce trafic que ces terres ont été réquisitionnées par l’armée. Mais six ans après la fin du conflit, l’occupation demeure, et la rancœur des Tamouls croît.
A une dizaine de kilomètres de ces baraques, dans la grande banlieue de Jaffna, Sylvia se démène au milieu d’une nuée d’enfants qui tendent leurs bras à travers son comptoir. C’est l’heure du goûter dans le campement de déplacés de Sabapathy Pillai et les écoliers en uniformes blancs viennent acheter à l’épicière des friandises et des racines de palmiers. Le temps s’est arrêté pour Sylvia en ce mois de juin 1990 et ne semble pas vouloir repartir. «Nous avions une grande exploitation agricole et pouvions nous nourrir grâce à nos récoltes, raconte cette femme d’une quarantaine d’années, dont la robe rouge contraste avec la peau chocolat. Maintenant, nous survivons avec nos maigres revenus.»
Elle délaisse son comptoir pour nous emmener dans les ruelles de terres brunes qui serpentent à l’intérieur de ce campement de 200 familles tamoules déplacées par la guerre. Sylvia pousse une porte. Sa maison en dur est composée de trois pièces obscures derrière des grilles. Un espace exigu, surmonté d’une plaque de tôle. «Un four en été», soupire-t-elle. Mais Sylvia a bon espoir d’en partir bientôt : «Je viens de déposer ma demande au Conseil de province. Maithripala devrait nous autoriser à retourner chez nous.»
«Rivière de sang». Celui qu’elle appelle par son prénom, selon la coutume tamoule, est Maithripala Sirisena, le nouveau président, élu le 8 janvier avec le soutien de l’électorat tamoul du Nord et de l’Est. Il s’agissait d’abord de chasser Mahinda Rajapakse, qui a régné de manière autoritaire et népotique sur l’île pendant dix ans et a «fait couler une rivière de sang tamoul», accuse Sylvia. En mai 2009, il a mis fin à vingt-six ans de guerre civile en ordonnant un assaut contre la rébellion, retranchée avec plus de 330 000 civils dans le Nord-Est. Selon l’ONU, plus de 40 000 civils tamouls auraient alors péri dans ces bombardements aveugles.
Le nouveau chef de l’Etat a surtout promis d’accélérer la restitution des terres occupées par l’armée - un processus initié timidement par son prédécesseur. Le 23 mars, il a rendu 172 hectares de terrain à ses propriétaires tamouls du Nord et prévoit bientôt une autre action de même ampleur. Le champ fertile de Sylvia, lui, se trouve en plein milieu de la zone de haute sécurité de Kankesanthurai, parmi les 24 km2 de terres militarisées de la Province du Nord.
Sur son petit bureau de sa maison de Jaffna, le député Mavai Senathirajah a déroulé une grande carte de la région. Le secrétaire général adjoint du plus grand parti tamoul, le Tamil National Alliance, qui a apporté son soutien au nouveau gouvernement, négocie pour accélérer le retrait des troupes. Une mission délicate. «Ils nous ont garanti qu’ils le feraient, mais sans précipitation. Sinon, l’opposition allait les accuser de mettre en danger la sécurité du pays», explique ce politicien vétéran. Avant de s’énerver. «Ces militaires cultivent nos terres fertiles et vendent cette production sur nos marchés. Ils ont aussi chassé nos pêcheurs, puis ramené et protégé des Cinghalais pour pêcher.» Selon lui, environ 100 000 Tamouls attendent, répartis dans onze camps, de retourner sur leurs terres. En plus de 200 000 autres exilés dans le sud de l’Inde.
Oignons. Au bord de l’asphalte, Asha Sanmugan s’affaire sur un vélo retourné. Cet homme frêle à la dentition éparse et aux cheveux grisonnants est revenu chez lui, dans cette zone située à quelques kilomètres du camp militaire de Kankesanthurai, libérée par l’armée en 2010. Il a reconstruit, grâce à ses revenus de réparateur de vélos, une nouvelle maison, à côté de son ancien foyer effondré. «Au bout de six ans dans les camps, nous pensions que nous ne reviendrions jamais», avoue-t-il. Il pousse un portail rouillé et nous montre ses nouveaux champs de bananiers et d’oignons. Sa tête se relève, fièrement. Soulagé. «Aujourd’hui, même si on n’avait pas à manger, ce ne serait pas grave. On est sur notre terre. On réalise que la guerre est finie et on peut penser à l’avenir.»

Article publié dans Libération