jeudi 27 octobre 2016

Cachemire: dans la zone la plus militarisée du monde



Il est bientôt 18 heures et les derniers rayons de soleil rasent le dôme de la Jamia Masjid, la majestueuse mosquée du XIVe siècle située en plein cœur de la vieille ville de Srinagar. Tout autour, les rues sont désertes. Un camion blindé de la police paramilitaire indienne siège devant le lieu de culte et impose le couvre-feu sur cette partie rebelle de la capitale d’été du Cachemire. Cette région à majorité musulmane, «poudrière» disputée entre l’Inde et le Pakistan depuis 1947, s’est de nouveau enflammée. Elle vit depuis trois mois la plus sanglante insurrection des six dernières années, qui a déjà coûté la vie à 95 civils et blessé plus de 15 000 autres.

La nuit commence à tomber. Pour les soldats, c’est l’heure de regagner les casernes. Leur engin démarre en trombe et lâche des grenades de gaz lacrymogène pour éviter les poursuites. C’est alors que les habitants reprennent possession de ces rues et laissent exploser une colère contenue pendant toute la journée.

En quelques minutes, une vingtaine de jeunes, certains masqués et agitant un grand drapeau pakistanais, s’amassent devant la mosquée et commencent à entonner le cri de ralliement des militants séparatistes : «Azadi !» Ce mot, qui signifie «liberté», se retrouve sur les murs de la ville, peint à la bombe à côté de slogans plus violents tels que «India, go home» ou «Indian dogs».

Billes de plomb

L’organisateur de cette manifestation clandestine, un jeune homme d’une vingtaine d’années au regard méfiant, est poursuivi pour quinze crimes et délits liés à l’insurrection. Son oncle est un combattant célèbre, impliqué dans le détournement d’un avion civil indien en 1999 et aujourd’hui abrité par le Pakistan.
«Les forces indiennes tuent nos frères et violent nos femmes : nous devons nous défendre, lance ce manifestant qui souhaite rester anonyme. Mon oncle est un modèle pour nous et le Pakistan, notre oxygène. Car ce sont eux qui font entendre notre voix aux Nations unies. Alors, si j’en ai l’occasion, j’irai là-bas pour combattre.»
C’est le meurtre de Burhan Wani, chef du groupe armé et indépendantiste du Hizbul-Moudjahidin, par des militaires le 8 juillet, qui a déclenché cet embrasement. Ce rebelle de 21 ans était pour beaucoup le symbole de la lutte contre la domination indienne, notamment grâce à sa présence sur les réseaux sociaux qui lui permettait de recruter d’autres jeunes.
Au lendemain de sa mort, des milliers de personnes se pressent pour ses funérailles, organisées dans son village du sud du Cachemire. Les séparatistes appellent à une grève générale. La région est placée sous couvre-feu. Mais la colère gronde, et les premières manifestations sont réprimées dans le sang.
La chair des jeteurs de pierres se retrouve alors marquée par une nouvelle arme pernicieuse : le fusil à plomb. Un seul tir projette en effet des centaines de billes et peut infliger de graves blessures. Dans le service ophtalmologique de l’hôpital SMHS, à Srinagar, le jeune Muhin, âgé de 12 ans, porte ainsi des lunettes noires bien trop grandes pour son petit visage. Le 1er octobre, «il jouait au cricket quand des policiers ont tiré des billes de plomb pour répondre à des insultes, raconte son père, dépité, à côté de son lit. Il en a reçu quatre dans l’œil droit». «Quand elles sont tirées à bout portant, ces billes sont plus dangereuses que des balles réelles, déplore un chirurgien de l’hôpital, qui désire rester anonyme. Car une balle suit une ligne droite dans le corps, mais ces billes se dispersent et peuvent toucher plusieurs organes. J’ai traité beaucoup de patients qui en ont reçu des centaines et on ne peut pas toutes les enlever.» Ces patients, qu’on appelle les «gens métalliques», les gardent donc en eux. «A long terme, le plomb est toxique pour le corps», précise le médecin.
Le jeune Muhin, 12 ans, a été touché par
des billes de plomb à l'oeil alors qu'il jouait au cricket
Cette arme, dont l’utilisation a été généralisée pour la première fois cette année, est comme une bombe à retardement. A plusieurs niveaux. «Mes études passeront maintenant au second plan»,rugit Zager, 18 ans. Ce jeune a reçu des billes dans l’œil alors qu’il circulait à moto avec un ami, qui se trouve lui entre la vie et la mort avec environ 200 billes dans le corps. «Maintenant, ma priorité sera de me battre pour notre liberté», ajoute-t-il.
Depuis le 8 juillet, plus de 600 civils cachemiris ont partiellement ou complètement perdu la vue à cause de cette arme. Le porte-parole de la réserve de la police nationale affirme que ces munitions ne sont utilisées «qu’en dernier recours, pour faire face à des jeunes particulièrement violents. Ils jettent des pierres et des cocktails Molotov dans le but de blesser grièvement nos soldats»,justifie Rajesh Yadav, qui reconnaît que certaines billes peuvent ricocher et toucher des passants.

Un soldat pour 17 habitants

Le Cachemire est considéré comme la région habitée la plus militarisée du monde. Plus de 700 000 hommes sont déployés pour sécuriser la frontière pakistanaise, par où passent des combattants, et lutter contre les militants indépendantistes qui, du côté indien, compteraient seulement 250 personnes en armes. Le Cachemire aurait donc un soldat pour 17 habitants, bien plus dans certains districts, d’où le sentiment de la population d’être sous «occupation» militaire. D’autant que ces forces sont protégées par une loi qui empêche leur poursuite sans l’accord du ministère de la Défense. Selon les associations des droits de l’homme, plus de 70 000 personnes sont mortes depuis le début de l’insurrection armée de 1989.
Le nom de Imtiyaz Mandoo vient d’être ajouté à cette longue liste. Le 9 juillet, cet homme de 30 ans fume une cigarette devant un magasin d’une ruelle de la ville sous couvre-feu d’Anantnag, dans le sud agité du Cachemire. Les paramilitaires sont en train de se retirer quand l’un d’entre eux revient, «se place à environ 500 mètres de distance et tire sur Imtiyaz à balles réelles», nous racontent plusieurs témoins de la scène. «Nous voulions le secourir, mais le policier a continué à tirer pendant cinq minutes.» Les paramilitaires affirment ne pas avoir de trace de ce meurtre. Rien d’étonnant : ses parents n’ont pas déposé plainte. «Personne n’a jamais obtenu justice au Cachemire, alors pourquoi je devrais réclamer cette justice pour mon fils ?» se lamente sa mère, Mishra.
La jeunesse du Cachemire, qui n’a connu que cette violence arbitraire et la mort de leurs proches, est à bout, explique Farman Rao, chercheur cachemiri et diplômé en psychologie. «Le taux de suicide est extrêmement élevé, ces jeunes n’ont plus d’espoir. Si personne ne s’occupe sérieusement de cette génération, ils pourraient d’ici un an être attirés par les attentats-suicides.»


Un jeune cachemiri,
touché par des billes de plomb.©DR
Le début d’une solution à ce conflit commencerait par la démilitarisation du Cachemire, mais «cela ne peut arriver que quand la violence baissera et le nombre d’infiltrations depuis le Pakistan diminuera», affirme Waheed Para, porte-parole du gouvernement régional du Jammu-et-Cachemire. Son allié est le Parti du peuple indien (BJP, nationaliste hindou) qui dirige également le gouvernement central du pays et refuse de rencontrer les représentants des séparatistes (Hurriyat).

La clé de cette résolution passe surtout par un dialogue entre les deux frères ennemis, l’Inde et le Pakistan, qui se disputent la souveraineté du Cachemire depuis soixante-neuf ans. Or New Delhi accuse son voisin de permettre à des terroristes, installés au Pakistan, de mener des attaques en Inde. La dernière, le 18 septembre, a coûté la vie à 19 militaires indiens. New Delhi a répliqué en attaquant certaines installations du côté pakistanais du Cachemire. Une incursion inédite qui fait craindre une escalade militaire. C’est donc le pire moment pour envisager des pourparlers entre les deux capitales. La paix au Cachemire reste encore un rêve lointain.
Article paru dans Libération du 19 octobre
Pour aller plus loin, ou par un chemin plus sonore, vous pouvez également écouter le documentaire de 20 minutes diffusé sur RFI. 

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