mercredi 28 décembre 2016

Inde: le pari risqué de la démonétisation

Le 8 novembre dernier, le Premier ministre indien Narendra Modi a annoncé l'invalidation immédiate des plus importants billets du pays. Cette démonétisation partielle, lancée dans le but de lutter contre l'économie parallèle, a déstabilisé la troisième économie asiatique. Car 98% des transactions sont réalisées en monnaie de papier, et que ces billets ne circulent plus facilement. Le gouvernement réussira-t-il son pari d'assainir l'économie ou plongera-t-il l'Inde dans la récession ?

Il est 10h du matin et Sandeep Malik fait la queue depuis déjà cinq heures devant l'agence de la banque Axis, dans le sud de New Delhi. Dans sa poche se trouvent quelques anciens billets de 500 roupies (7 euros), devenus invalides depuis le 9 novembre, qu'il souhaite déposer sur son compte. Et dans sa main, un chéquier qui lui permettra, espère-t-il, de retirer 10 000 roupies (137 euros) pour payer son loyer, car son logeur refuse les chèques. Cependant, la banque vient à peine d'ouvrir et il ne sait pas encore s'il réussira cette mission. « Cela fait trois jours que je fais la queue, explique ce couturier de 24 ans. Le premier jour, il n'y avait plus d'argent après 40 personnes. Le deuxième jour, après 90... Il me faut cet argent, car je n'ai même plus de quoi manger ». Près d'une centaine de personnes se trouvent dans la file ce matin-là, mais Sandeep est en tête et devrait y arriver. Pour les autres, cependant, comme pour des millions d'Indiens, le calvaire continue.

A quelques centaines de mètres de la banque Axis se trouve Kotla, l'un des bazars les plus dynamiques du sud de la capitale. Epiciers, tailleurs, vitriers ou quincailliers s'alignent sur près d'un kilomètre dans une ambiance habituellement bourdonnante. Mais depuis le 9 novembre, la rue principale est tristement silencieuse. « Nos affaires ont chuté de 65% », se désole RK Garg, propriétaire d'une épicerie, reflétant la tendance du quartier qui ne tourne qu'à la monnaie papier. En Inde, 98% des transactions sont réalisées en liquide.

22 milliards de billets à changer

Le Premier ministre Narendra Modi a stupéfait la nation en annonçant, le 8 novembre au soir, l'invalidation des billets de 500 et 1000 roupies (7 et 14 euros) – les plus grosses coupures en circulation, représentant 86% de la valeur fiduciaire. Son objectif est clair : lutter contre l'économie parallèle, qui englobe autant les échanges commerciaux légaux non déclarés que la corruption. Ceux-ci représenteraient 62% du Produit intérieur brut indien, selon Arun Kumar, économiste agrégé spécialisé dans le domaine, soit 1,29 trillion d'euros de transactions en 2016 qui échappent à tout impôt, car ils sont réalisés en liquide. La Banque mondiale, utilisant un calcul différent, l'évaluait à 20,7% du PIB en 2007. En annulant ces coupures, le gouvernement oblige les fraudeurs à venir échanger leur fortune à la banque et donc à payer des taxes dessus, ou à la perdre à jamais. Un pari risqué: car il a ainsi obligé la conversion de plus de 22 milliards de billets et paralysé une grande partie de l'économie.


Le secteur agricole, qui emploie un actif sur deux, a été l'un des plus touchés, car une grande partie de la population rurale n'a pas de compte en banque. Depuis l'achat de graines et d'engrais jusqu'aux emprunts, tout se réalise en monnaie papier. Les agriculteurs doivent donc retarder le semis et les récoltes ne peuvent être achetées par les grossistes, à court de « cash ». En un mois, le prix des légumes a donc été divisé par deux. En ville, les travailleurs journaliers ou contractuels ne trouvent plus d'emploi et beaucoup repartent dans leurs villages. Les classes moyennes s'en sortent, grâce à leur carte bancaire et aux nouveaux systèmes de portefeuilles électroniques sur smartphones tels que Paytm, devenus les grands gagnants de cette période trouble.


Etonnement, beaucoup des victimes collatérales du retrait des billets soutiennent cette mesure de démonétisation partielle : « Cela va mettre fin à la domination des riches et rendre les gens plus égaux », lance l'épicier RK Garg, qui espère que les nantis commenceront à payer leurs taxes.

Les rois de « l'argent noir », commerçants fraudeurs ou bureaucrates corrompus, sont en effet acculés et l'une des preuves est le gel des transactions immobilières. Ce secteur est en effet la voie royale du blanchiment, car une grande partie des achats se paie en monnaie papier. « Je venais de conclure trois importants contrats de 3,5 millions d'euros chacun, par lesquels 60% de la somme devait être payée en liquide, confie Sandeep Sikri, consultant pour l'agence immobilière Bricks India. Mais mes clients se sont retirés, car les promoteurs n'auraient pas accepté les anciens billets. » L'afflux de ces sommes non déclarées a créé une énorme bulle immobilière dans les grandes villes indiennes, qui devrait se dégonfler et faire baisser les prix, assure cet agent.

Risque de récession

Mais l'économie indienne pourra-t-elle se remettre facilement de cet électrochoc ? Selon l'économiste Arun Kumar, il faudra au moins six mois pour remplacer tous les billets, et en attendant, « les Indiens vont limiter leurs dépenses à l'essentiel. Ils reportent l'achat d'une chemise ou d'un réfrigérateur, en attendant des jours meilleurs. Le commerce de gros, de détail ainsi que les services sont donc touchés et dans un mois, ce ralentissement deviendra plus permanent, entraînant du chômage et faisant glisser l'économie en récession ».

De plus, le jeu n'en vaudrait pas la chandelle, selon ce chercheur spécialisé dans l'économie parallèle. « Les détenteurs d'argent noir le convertissent régulièrement dans l'immobilier ou l'or et seulement 1% demeure en liquide, considère-t-il. Et même ces 1% ne seront pas complètement touchés par cette démonétisation, car ces gens sont malins et trouvent encore de nombreux moyens de blanchir cet argent. J'estime donc que seulement 0,1% de l'argent noir disparaîtra », conclut le professeur Kumar. Le Premier ministre Narendra Modi, lui, a mis son image en jeu dans cette mission périlleuse et sera jugé sur sa réussite.

Pour aller plus loin et en ambiance,
voici le Grand Reportage de 20 minutes diffusé sur RFI.  

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