mardi 3 octobre 2017

Rohingyas : le récit d'une vie d'exactions

Voici le deuxième article publié dans Libération, suite à mon reportage dans le sud-est du Bangladesh, où plus de 500 000 Rohingyas sont venus se réfugier suite à la répression de l'armée birmane. 

«Mon bébé s’est mis à pleurer quand les soldats ont commencé à tirer sur les maisons.» Yasmine, 23 ans, a le regard effaré quand elle raconte sa fuite. Le 26 août, l’armée est soudainement arrivée dans son village du district de Toung Bazar, près de la ville de Buthidoung, dans l’ouest de l’Etat d’Arakan (appelé Rakhine par les autorités), en Birmanie. Et ils ont commencé à tirer. «Je les ai vu abattre trois personnes, continue-t-elle d’une voix éraillée. Mon bébé a crié encore plus fort. Et c’est alors que nous avons commencé à courir.» Postée sur le bord de route, elle porte encore sur sa hanche ce bébé de 2 ans, qui navigue entre pleurs et sommeil.

Yasmine est arrivée le 7 septembre à Kutupalong, dans la pointe sud-est du Bangladesh. Des dizaines de Rohingyas sont amassés dans ce virage de cette Nationale 1, qui relie Cox’s Bazar à Teknaf en longeant la frontière birmane. Ils guettent, affamés, chaque voiture qui passe. L’une d’entre elles s’arrête sur le bas-côté. Un passager ouvre la fenêtre et leur donne des dizaines de paquets de biscuits, avant de repartir en trombe. Elle reste les mains vides, elle n’a pas eu le temps d’en attraper. Résignée, elle invite à la suivre alors à travers les fourrés, vers son refuge. Une clairière accueille ici plus d’une centaine d’autres réfugiés rohingyas.
La plupart viennent du même district que Yasmine. Le brouhaha de cette foule se tait soudainement quand un homme âgé, les joues creusées sous une chevelure poivre et sel, se met à parler d’une voix rauque. «Les bouddhistes avaient des fusils et des épées, dit Siraj Uddin, 66 ans, qui raconte l’assaut de son village musulman. Ils sont venus pour s’amuser et tuer. Car ils avaient l’air de prendre du plaisir. Je les ai vu abattre sept personnes avant de m’enfuir. Je n’ai rien pu prendre. Même pas ma famille entière. J’ai quatorze enfants, mais seulement trois d’entre eux sont avec moi, ainsi que l’une de mes deux femmes. J’ignore où sont mes autres proches.» En s’échappant, il a pu voir son village natal, qui a accueilli sa famille depuis des générations, partir en flammes.


Sous une tente ou en plein air

Les six rescapés se réfugient alors dans la jungle, pour se protéger des attaques de l’armée. A vol d’oiseau, leur hameau se situe à une trentaine de kilomètres de la frontière du Bangladesh. Ils mettront treize jours à la rejoindre, en suivant les traces de pas de centaines d’autres Rohingyas. Ils se nourrissent de fruits ou de feuilles trouvés en route. Mais leur calvaire n’est pas terminé. «En arrivant sur les berges de la rivière [Naf, qui constitue la frontière, ndlr], au moment de monter sur le bateau, les militaires nous ont à nouveau tiré dessus», reprend le patriarche, la voix désormais brisée par l’émotion. «Beaucoup de gens sont morts sur le bateau. Allah nous a sauvés, mais je peux encore entendre les balles siffler», souffle-t-il, en agitant ses mains devant ses oreilles.
Ces deux frères se sont perdus dans la fuite
et viennent de se retrouver, au bout de 7 jours
Siraj Uddin marche alors plus d’une journée pour tomber sur ce camp improvisé, situé près de Kutupalong. De la chance, enfin. Mohamed Hashem, un Bangladais, y accueille plus de 300 personnes. Il a même vendu ses poulets pour installer les familles à l’intérieur du poulailler. «J’ai vu errer ces personnes au bord de la route, confie cet éleveur. Je ne pouvais pas rester sans rien faire. Même s’ils sont étrangers, ce sont mes frères musulmans.» Ce paysan n’a maintenant plus de revenus et ne peut rien offrir à manger à ces réfugiés. Mais il a autorisé les nouveaux arrivants, qui ne tiennent plus dans le poulailler, à défricher les hauteurs de son terrain. Et y installer des abris où s’entremêlent bambou et bâches de plastique.
Plus loin, le long de la route nationale, vers le sud, voici Kutupalong, village transformé en un énorme camp de dizaines de milliers de victimes de cet exode forcé. Affamés, exténués, hagards, des Rohingyas tentent de survivre. Sous une tente ou en plein air. Sur les bords de cette voie goudronnée. Sur le flanc des collines qui la surplombent. Un homme porte péniblement, sur son épaule, un balancier équipé de deux paniers. Dans chacun d’entre eux : une personne âgée. Recroquevillée. Exténuées, trop faibles, elles ne peuvent marcher. Elles fuient la mort ainsi. Human Rights Watch, l’assure, via des images satellites : «L’armée birmane a brûlé 220 villages dans le nord de l’Etat de l’Arakan entre le 25 août et le 14 septembre.» De quoi conforter les accusations du haut commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, qui dénonce cette répression militaire systématique, «un exemple parfait de nettoyage ethnique».

Une vie d’apartheid

Ce jeune Rohingya avait de bons
résultats scolaires. Mais il n'avait pas
le droit d'aller à l'université.  
Ce n’est pas la première fois que Bassara, le village de Mohammed Assad, où vivaient 600 familles, a été victime de persécutions.«L’armée du Rakhine nous a attaqué plusieurs fois ces derniers mois, raconte ce père venu soigner son très jeune enfant, grièvement brûlé, dans un centre de soins tenu par Médecins sans frontières. Ils frappaient les hommes, violaient les femmes.» Il parle de sa vie d’apartheid. «Nous n’avons pas le droit d’aller à l’hôpital, il faut passer par des Rohingyas qui y travaillent pour nous fournir en médicaments.» Il dit aussi : «Et pour les élections, impossible. Si nous demandons de voter, on nous attrape et nous crible le corps  de balles. Nous ne sommes pas des citoyens, mais des indésirables.» Ils n’ont même plus le droit de faire des études universitaires. Un de ses voisins s’immisce dans la conversation et sort un papier d’identité. Il est écrit, en birman, sous son nom : «invité». La «loi sur la citoyenneté» adoptée en 1982 par la junte militaire, a retiré aux Rohingyas leur nationalité birmaneDepuis, ils sont apatrides dans leur propre pays.

Des personnes brûlées vives

Du haut de la colline où il a installé sa tente de fortune, Mohammed Rafiq contemple l’océan de bâches noires du camp informel de réfugiés de Balukhali, peuplé de plus de 20 000 personnes. Ce Rohingya de 48 ans, épais collier de barbe sous un regard perçant, était l’un des plus riches de son village de Ludaï, dans l’extrême ouest de la Birmanie. Ce père de dix enfants, qui arbore une montre dorée au poignet, possédait 20 hectares de terres, transmises de père en fils depuis plus de soixante-dix ans, et sur lesquelles il faisait pousser des légumes, des épices et du riz.
Fin août, les militaires viennent lui extorquer une partie de sa récolte ainsi que sa vache. «Ils ont alors dit qu’ils reviendront le jour d’après.» Ce qu’ils font. Mais cette fois, «ils ont incendié toutes les maisons, environ 700 personnes vivaient dans ce village. Au moins vingt ont été tuées par balle, d’autres brûlées vives. Et puis ils ont mis le feu à mes champs. Ces champs dont j’ai hérité de mes ancêtres…» lâche-t-il avant de s’écrouler en larmes. De longues minutes passent. Il se redresse doucement. Se console en disant que toute sa famille a réchappé «par miracle» au massacre. 
Mohammed Rafiq et sa famille

Et reprend : «L’armée n’arrête pas de répéter que nous n’appartenons pas à la Birmanie, que nous sommes des "Bengalis", des "kalars" [«sales», «puants», ndlr]. Que nous sommes néfastes pour le pays et qu’ils nous tireront dessus si nous restons. Mais je crois qu’ils sont jaloux de propriétaires terriens comme moi. Un certain nombre de Rohingyas ont en effet hérité de terres de leurs ancêtres et prospèrent ainsi, car c’est la seule chose que nous pouvons faire. Nous n’avons plus le droit d’aller à l’université ou de travailler comme docteur ou ingénieur.»
Son village se trouvait loin du lieu des attaques menées par l’Armée de sauvetage des Rohingyas de l’Arakan (Arsa, lire ici), qui ont tué dix policiers birmans le 25 août et entraîné cette vague inédite de répression et de représailles contre les civils rohingyas. Mohammed Rafiq n’a donc pas connu ces combattants. Il ne soutient pas une telle offensive meurtrière. Mais il se ditdésormais «prêt à se battre pour défendre sa terre et ses frères rohingyas». La Birmanie, lance-t-il, comme revigoré, est «mon pays et j’y retournerai. Coûte que coûte».

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Article paru dans Libération le 19 septembre. 

Pour comprendre les origines de cette population rohingya et de ces violences, je vous recommande cet article

Vous pouvez également écouter mon documentaire audio de 20 minutes, diffusé sur RFI, et regarder le diaporama sonore réalisé avec mes photos et sons. 

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