lundi 12 mars 2018

Ils veulent brûler Bollywood

Un film glorifiant le rôle d'une mythique reine indienne a provoqué la colère destructrice de la communauté d'où elle provient - les Rajpouts. Personne n'a alors vu le long-métrage mais tous refusent que Bollywood s'empare de leur histoire. Une crispation qui n'est que le symbole de la difficulté à parler de l'histoire de l'Inde. 

Manifestations à Bombay contre la sortie du film - crédits: Danish Siddique / Reuters 


A Gurgaon, la cité d’affaires située à la sortie de New Delhi, les cinémas sont protégés par des cordons de policiers, telles des forteresses menacées. Comme dans des dizaines de salles du nord du pays, les cinéphiles doivent traverser ces rangées d’hommes armés en uniforme kaki pour revendiquer le droit d’aller voir Padmavaat, le long métrage le plus polémique des derniers mois en Inde, sorti ce jeudi. La veille, un bus scolaire a été caillassé à deux pas de là alors que des centaines de jeunes masqués incendiaient des véhicules, coupaient les autoroutes, saccageaient des salles de cinéma, dans le but de créer un climat de terreur et d’empêcher la diffusion du film. Des scènes similaires se sont produites au Rajasthan et au Gujarat, dans le nord-ouest du pays.
Padmavaat est la transposition bollywoodienne d’un épisode célèbre de l’histoire médiévale du Rajasthan : l’épique bataille du fort de Chittor, que le sultan musulman Alâ ud-Dîn Khaljî a lancée contre le roi local, dans le but de capturer la reine Padmini, à la beauté légendaire. L’énorme machine à effets spéciaux du cinéma indien transporte le spectateur dans cette guerre manichéenne entre un envahisseur sanguinaire et des guerriers rajpouts au courage inégalé, pour finalement se conclure, dans un ballet dramatique et coloré, par la chute de la forteresse et le sacrifice par le feu de la monarque vénérée, pour éviter de se faire capturer.

Les têtes du réalisateur et de l’actrice principale mises à prix

Un bus incendié à Gurgaon, à côté de Delhi,
lors des manifestations. DR
Le récit se base assez librement sur un poème du XVIsiècle et beaucoup d’historiens estiment que l’existence même de cette reine n’a pas pu être prouvée. Il n’empêche que cette fable est profondément ancrée dans l’imaginaire de la communauté des rajpouts, les descendants des rois du Rajasthan connus pour leurs richesses et leur fierté concernant leur passé. Depuis plus d’un an, le Karni Sena, un groupe radical, a donc décidé d’empêcher le réalisateur Sanjay Leela Bhansali de s’emparer de cette histoire. Ils ont d’abord saccagé le tournage puis mis à prix la tête de ce dernier ainsi que celle de l’actrice Deepika Padukone, qui campe le rôle de la reine Padmini. Face à ces menaces, l’équipe du film a repoussé sa sortie pour le montrer à certains des membres de la communauté. Cinq changements mineurs ont été réalisés, dont celui du titre, passé de Padmavati à Padmavaat (Padmavati est le poème qui parle de la reine Padmini et Padmavaat veut dire «à propos» de Padmavati). Une manière de se distancier de l’histoire. Une campagne de communication a été lancée pour désamorcer les rumeurs qui prétendaient que le film montrait une scène d’amour entre la reine et le sultan – ce qui aurait été un outrage ultime.
Mais la colère des rajpouts n’est pas retombée. «Les gens de Bollywood cherchent à créer des polémiques pour engendrer une publicité gratuite, affirme Ajay Rana, un rajpout de 32 ans qui vit à Gurgaon. Mais ils n’ont pas compris que cela allait leur échapper.» Ajay condamne les violences, mais comme les protestataires, il n’a pas vu et n’a pas l’intention de voir le film. Et continue de croire que celui-ci contient cette scène d’amour décriée. «Nous, les rajpouts, avons toujours défendu l’Inde, à tout prix, contre les envahisseurs», continue cet homme dont les aïeux, depuis l’arrière grand-père jusqu’au père, ont servi dans l’armée. «Nous avons subi des invasions comparables à ce qu’Hitler à fait en Europe, affirme-t-il. Aujourd’hui, vous pouvez faire des films sur ce que vous voulez, mais pas sur l’histoire.»
Il assure du reste que Sanjay Leela Bhansali a «l’habitude de déformer cette histoire», car il a déjà réalisé Bajirao Mastani, un film sur les Marathes, anciens guerriers du centre du pays, qui avait déjà vexé cette communauté.

«Ce n’est plus un problème de contenu»

Ce réalisateur est pourtant renommé et régulièrement récompensé pour ses œuvres, telles que Devdas (2002). A Bollywood, on ne s’attendait pas à une telle hystérie. Sanjay Bhansali «a clairement identifié les personnages, le vilain est très vilain, les rajpouts sont valeureux, donc je pensais qu’il allait éviter les controverses et en faire un vrai succès», confie Gaurav Bose, directeur adjoint de la boîte de production Azure, qui a vu le film en avant-première.«Mais ce n’est plus un problème de contenu. Les gens n’acceptent plus que l’on parle de leur histoire si on ne fait pas partie de leur communauté. Et en tant que réalisateur de films, c’est une situation très délicate. Car en Inde, nous avons 50 religions, 50 groupes politiques et sociaux, avec 50 versions différentes de leur histoire. Et il est donc très difficile de ne pas vexer l’un d’entre eux.»
Le traitement de l’histoire est aujourd’hui d’autant plus compliqué que le parti nationaliste hindou au pouvoir, le BJP, glorifie de manière exagérée cette grandeur des ancêtres hindous dans ses discours, jusqu’à réécrire l’histoire et défier la science.
Quatre Etats du nord du pays, tenus par le BJP, avaient d’ailleurs interdit la diffusion de Padmavaat avant que cette décision soit cassée la semaine dernière par la Cour suprême. Les vandales rajpouts semblent cependant avoir le dernier mot, car les propriétaires de cinéma de trois de ces quatre Etats viennent de refuser de sortir le film par peur des violences.


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Pour aller plus loin sur "les dangers d'être historien en Inde", je vous recommande grandement la très bonne interview de Michel Angot, réalisée par mon collègue Patrick de Jacquelot et publiée sur le site Asialyst. 

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